EN TERRITOIRE ENNEMI : L’HISTOIRE DES DOUZE D’IRON

 

PART 3 : LES SUITES

Le sort de Bachelet

Bachelet n’en resta pas là. Il raconta aux chefs allemands tout ce qu’il savait concernant les allées et venues de soldats alliés en fuite et cachés à Iron. Les Allemands organisèrent donc des battues dans la région lors desquelles un nombre indéterminé de soldats alliés « qui attendaient soit le retour de l’armée française, soit une occasion favorable pour gagner la Hollande, furent traqués, pris et fusillés. » Il reçut une récompense de 120 francs pour les prisonniers d’Iron, mais elle apparaît n’avoir été qu’une piètre consolation. Il revint vivre à Iron, exposé au mépris, rejet et insultes des villageois. Il semble qu’il fût roué de coups à plusieurs reprises par ses derniers. Il s’en plaignit aux autorités allemandes, qui ne bougèrent pas le petit doigt. Il fut arrêté et placé en détention au retour des armées alliées en septembre 1918. Il inspirait un tel dégoût que ses geôliers refusaient de le nourrir. Il fut transféré dans une prison militaire à Châlons-sur-Marne où il mourut en prison, apparemment de causes naturelles, alors que son cas était examiné. Dans un autre récit, Bachelet aurait été trouvé mort à son arrivée à la prison militaire. Quelles que soient les circonstances de son décès, il continua à affirmer jusque la fin que les hommes qu’ils avaient dénoncés aux Allemands n’étaient pas des soldats en fuite mais des « déserteurs qui méritaient la peine de mort ».

La famille Logez

Madame Logez fut envoyée à la prison de Delitsch, qui semble avoir été un important centre de détention pour les Françaises rendues coupables d’assistance à des soldats britanniques.  Là, elle fut traitée, selon ses propres mots, comme une criminelle « et mêlée à des meurtrières, des faussaires et des voleuses. Nous souffrions beaucoup de l’humidité, et rien qu’à penser à la nourriture que nous étions forcées d’avaler, j’ai la chair de poule. (…) J’étais malade la majeure partie du temps que j’ai passé à Delitsch. J’y suis restée plus de trois ans et demi – un purgatoire qui ne cessa qu’avec l’Armistice ». Sa fille Jeanne fut envoyée dans la même prison. Le mari de Madame Logez se retrouva à la rue, survivant grâce à la générosité de voisins, jusqu’à ce qu’il décède peu de temps après. Lorsque Walton visita Iron entre le milieu et la fin des années 1920, il apprit que Madame Logez s’était remariée et s’appelait désormais Madame Griselin. Les Griselin essayaient de reconstruire le moulin que les Allemands avaient réduit en cendres mais avaient dû abandonner face à un manque de fonds. 

Les vestiges du moulin Logez dans les années 1920s. Incendié par les Allemands dans le cadre de leurs représailles contre la famille Logez, le moulin ne fut jamais reconstruit.

La famille Chalandre

Marthe, Marcel et Léon, les trois plus jeunes enfants des Chalandre, furent réduits à une vie de vagabonds. D’après un récit, « ils vécurent de mendicité jusqu’à l’Armistice ». Clovis purgea sa peine à la prison de Rheibach, près de Bonn ; sa mère et sa sœur furent envoyées à Siegburg, près de Cologne. Les dame et demoiselle Chalandre y connurent des conditions de détention semblables à celles des Logez à Delitsch. La santé de Madame Chalandre se détériora à tel point qu’elle crachait du sang. Elle fut relâchée avec sa fille en 1917. Elles revinrent à Iron où elles retrouvèrent les trois plus jeunes enfants. Les événements de février 1915 et ceux qui suivirent les avaient fortement marqués. La santé de tous les jeunes Chalandre était précaire. Clovis, libéré après l’Armistice, semble avoir été traumatisé par tout ce qu’il avait traversé et perdit la tête. Madame Chalandre mourut en juillet 1919 et la charge de s’occuper des quatre enfants incomba à Germaine. Marthe crachait du sang ; Léon “était très affaibli par une congestion des poumons ». Smith raconte que Marcel et Marthe moururent quelques temps après.

Germaine devint le soutien de famille pour ses jeunes frères et sœurs. Elle trouva un emploi dans les bureaux parisiens d’une société américaine, la Equitable Trust Company of New York, et apprit la dactylographie et la sténographie en autodidacte. En avril 1922, après avoir été nommée par ses collègues, elle remporta un concours sponsorisé par l’Intransigeant qui récompensait l’employée parisienne la plus méritante. La gagnante se vit remettre 40.000 francs, des meubles et une voiture. En 1928, elle épousa un certain M. Delchez. Après la Seconde Guerre Mondiale, elle retourna à Iron pour y passer ses vieux jours.

La visite d’Edith Stent à Iron

Selon Walton, la sœur de Stent, Mrs. Pryke, s’était rendue à Iron et avait rencontré la famille Logez. Miss Stent avait épousé Fred Pryke, originaire de Bromley, dans le Kent, qui avait lui aussi servi pendant la guerre dans le 15th  (The King’s) Hussars. D’après le recensement de 1901, Stent avait une sœur, Edith, institutrice. Elle avait sept ans de plus que son frère.  Walton ne précise pas la date de cette visite, mais selon les indications, elle dut avoir lieu entre 1920 and 1927. Edith ramena d’Iron un souvenir curieux et important. Après les événements, Madame Logez avait trouvé dans les ruines du Moulin une liste manuscrite des noms et adresses des soldats. Elle avait été cachée sous une pierre. Elle fut remise par Madame Logez à Edith, mais sa trace fut perdue par la suite.

Les médailles décernées aux familles Logez et Chalandre pour avoir aidé des prisonniers de guerre

Les familles Logez et Chalandre reçurent les honneurs du gouvernement britannique en septembre 1920. En bref, après la guerre, deux nouvelles médailles, une médaille d’argent et une médaille de bronze, furent créées pour être décernées aux Belges et aux Français qui avaient aidé des prisonniers de guerre britanniques en terrain ennemi. Le ministère des Affaires étrangères (le « Foreign Office », ou FO), gérait ce système – les renseignements militaires britanniques identifiaient des noms et les transmettaient aux ambassadeurs britanniques qui, à leur tour, faisaient leurs recommandations auprès du FO. Ce dernier n’était pas uniquement chargé des prisonniers de guerre en Belgique et en France, mais aussi, entre autres, des citoyens britanniques et non britanniques présents dans les pays neutres du monde entier. Cette responsabilité étendue eut pour effet d’englober les deux médailles récompensant les personnes ayant aidé les prisonniers de guerre dans un système hiérarchisé de médailles, récompenses de l’Empire, médaillons et lettres de remerciements en l’honneur de civils. Le FO fit en sorte que cette palette élargie de récompenses puisse être décernée à ces personnes qui s’étaient distinguées en aidant des soldats britanniques et non uniquement les deux nouvelles médailles. Les récompenses étaient classées comme suit :

CBE (Commandant de l’Empire britannique) et lettre de remerciements

OBE (Officier de l’Empire britannique) et lettre de remerciements

Médaille d’argent et lettre de remerciements

MBE (Membre de l’Empire britannique) et lettre de remerciements

La Médaille de l’Empire britannique et lettre de remerciements

Médaille de bronze et lettre de remerciements

Lettre de remerciements

Les Archives nationales proposent une description complète de ce système ainsi qu’une liste exhaustive des récompenses décernées aux personnes qui ont prêté assistance aux prisonniers de guerre. Cette plus grande ouverture n’était pas forcément synonyme d’une plus grande générosité, comme on aurait pu le croire à première vue. Dans le dossier en question, on remarque une certaine volonté de restreindre le nombre de médailles relevant de l’Empire britannique décernées aux sujets non britanniques et de clôturer les listes des personnes éligibles aussi rapidement que possible. Certaines récompenses étaient soumises à des quotas. Par exemple, seules deux CBE étaient prévues pour les personnes qui avaient été des prisonniers de guerre, et le nombre de médailles d’argent et de bronze était limité respectivement à environ cent et cinq cents.

Au total, cinq médailles furent remises aux deux familles au cœur de notre histoire. La famille Logez reçut deux médailles de bronze, une pour la mère, et une pour la fille. Trois médailles furent décernées à la famille Chalandre : une médaille d’argent à Vincent Chalandre, une médaille de bronze à sa fille, et une médaille de bronze à Clovis. Voici un extrait de la liste des récompenses accordées à la famille Chalandre :

Les membres de la famille Chalandre figurant sur la liste des médaillés pour avoir aidé des prisonniers de guerre. Le « m » (minuscule) désigne une médaille de bronze ; le « M » (majuscule) une médaille d’argent. O.B.E. signifie « Ordre de l’Empire britannique ».

Concernant les médailles décernées à la famille Chalandre, il convient d’expliciter un certain nombre de points. Le premier a trait à la médaille de bronze de Clovis. Selon Walton et Les onze Anglais, c’est à sa bêtise et ses erreurs qu’on doit la condamnation des soldats et de la famille Logez, la mort de son propre père et, indirectement, celle de sa mère et de deux de ses frères et sœurs. Comment put-il être considéré éligible pour ce type de récompense ? La raison la plus plausible est que la médaille de bronze était une récompense « fourre-tout » accordée à tous les civils emprisonnés par les Allemands pour avoir aidé des soldats alliés, et que les renseignements militaires britanniques ne menaient pas d’enquête approfondie sur les circonstances de chaque cas avant de remettre leurs conclusions à l’ambassadeur. 

Le deuxième point concerne la médaille décernée à Vincent Chalandre. Le fait que les initiales « OBE » aient été rayées indique qu’il faisait initialement partie des 16 citoyens français et belges retenus pour cette récompense – un chiffre peu élevé. Il semble que Chalandre et deux autres aient finalement été écartés parce qu’ils étaient décédés et que cette médaille n’était pas accordée à titre posthume. Vincent Chalandre fit preuve d’un tel courage et dévouement envers la cause des Alliés qu’il méritait de recevoir l’un des plus prestigieux titres du système d’honneurs britannique, mais en fut privé parce ces mêmes actes de bravoure lui valurent le peloton d’exécution. Le cas de Vincent est vraiment digne du théâtre de l’absurde. Le manque de reconnaissance du gouvernement britannique résulte directement d’une décision quant au mode de sélection des personnes méritant des médailles qui ne pouvaient, dans les faits, être accordées pour des actes non militaires. D’après le dossier des archives, il apparaît clairement que Chalandre fut en grande partie victime de la réticence du Conseil des Armées qui n’appréciait guère que des civils reçoivent des récompenses militaires.

Le troisième point a trait à l’absence totale de récompense pour Madame Chalandre. A partir du mois de décembre 1914, sa maison fut le seul et unique abri des onze. Elle paya un lourd tribut pour son rôle dans cette affaire. Son mari fut exécuté et sa demeure réduite en cendres par les Allemands. Elle fut emprisonnée pendant quatre ans, ce qui lui ruina la santé et entraîna son décès prématuré. Deux de ses enfants la suivirent dans sa tombe tout aussi prématurément ; un troisième perdit la tête. Or, si tous ces événements sont les conséquences directes de l’aide qu’elle apporta aux soldats britanniques en fuite, elle ne reçut cependant aucune marque de reconnaissance du gouvernement d’Outre Manche. En étant des plus indulgents, nous pouvons au mieux qualifier ce silence d’inexplicable.

Les archives britanniques laissent également entendre que Germaine Chalandre et Léonie Logez furent lésées, en ce sens que les services qu’elles avaient rendus aux onze soldats méritaient apparemment une médaille d’argent plutôt que la médaille de bronze qu’elles reçurent. Dame Adelaide Livingstone, qui travaillait à l’ambassade du Royaume Uni à Bruxelles, décrivit les critères sur lesquels reposait l’attribution de la médaille d’argent, plus prestigieuse. Dans une lettre adressée à Sir Frederick Ponsonby, qui, au palais, était la personne la plus au fait concernant ce système de récompenses, elle écrivit sur le médaillon d’or, qui devint plus tard la médaille d’argent.

… le médaillon d’or [la médaille d’argent] doit être décerné en remerciement de services exceptionnels. En effet, on m’a dit qu’il ne peut être remis que dans des cas où les bénéficiaires ont risqué leur vie en hébergeant chez eux nos prisonniers pendant l’occupation allemande, en leur donnant le gîte et le couvert à un moment où eux-mêmes mouraient presque de faim. (Lettre de Dame Adelaide Livingstone, Chef de la Mission spéciale du Bureau militaire, à Sir Frederick Ponsonby, datée du 14 janvier 1920).

Les dames Chalandre et Logez semblent avoir réuni toutes conditions pour que la médaille d’argent leur soit décernée. Aucun argument rationnel n’explique pourquoi elles ne reçurent que la médaille de bronze, moins prestigieuse. Le traitement réservé par le gouvernement britannique aux deux familles – et plus particulièrement à la famille Chalandre – ne reflète en aucun cas les services qu’elles rendirent à la cause alliée pendant la Première Guerre Mondiale.

Exhumations et funérailles

La première tombe des douze au Château de Guise. Ils avaient été enterrés là où ils avaient été fusillés, en deux rangs de six. Cette photo a été prise en 1919 ou 1920.

Les corps des onze soldats et de M. Chalandre furent exhumés en mai 1920. Les restes des soldats furent placés dans quatre cercueils. Il fut impossible de procéder à une identification individuelle, sauf pour M. Chalandre, qui était reconnaissable de par ses vêtements de civil, et pour l’un des soldats britanniques, qui devait être Fred Innocent, identifié grâce à un médaillon qu’il portait. Les cercueils furent drapés de l’Union Jack et enterrés dans une tombe collective au cimetière communal de Guise, où ils furent confiés aux bons soins de la CWGC et où les soldats sont commémorés comme il se doit.

Chalandre fut enterré à quelques mètres de là. Aujourd’hui, plus rien ne signale sa tombe, qui est laissée à l’abandon. Il est préoccupant de voir la stèle d’un héros français, considéré par le gouvernement britannique comme faisant partie des civils français et belges les plus valeureux ayant porté assistance à des soldats alliés pris derrière les lignes ennemies, dans un tel état de délabrement. Cet abandon est probablement lié aux événements qui suivirent ceux de février 1915, lors desquels sa femme et deux de ses enfants moururent et un troisième perdit la tête. Les personnes qui auraient été les plus à même de perpétuer sa mémoire furent emportées par ce tourbillon.

La tombe collective des onze soldats anglais. A l’arrière plan, à droite, la funeste tour du château, le lieu de leur exécution.

LES QUESTIONS IRRESOLUES

Le récit des événements de Smith dans Shot by the Enemy s’achève sur deux questions sans réponse, à savoir :

Y eut-il un douzième soldat britannique qui échappa aux griffes des Allemands ?

Pourquoi les soldats restèrent-ils à Iron plutôt que d’essayer de rejoindre le Royaume Uni ?

L’histoire du douzième soldat

Cette histoire est relatée par Harry Beaumont dans son récit retraçant sa fuite de Belgique, alors occupée par les Allemands, pour regagner l’Angleterre. Beaumont rencontra un autre fugitif alors qu’il se cachait dans la clinique d’Edith Cavell. Il s’agissait de Michael Carey, un Munster Fusilier. Carey raconta à Beaumont qu’il avait fait partie d’un groupe de douze Munsters hébergés par un meunier à ‘Hiron’. Là, ils avaient travaillé pour lui en remerciement de sa gentillesse jusqu’au jour où, à l’aube, les Allemands avaient fait une descente dans le moulin. Les soldats britanniques et le meunier avaient été jugés sur place et exécutés dans l’heure. Le moulin avait été incendié et réduit en cendres, et la femme et les enfants du meunier emmenés en Allemagne. Carey avait échappé à ce triste sort grâce à une envie soudaine de se lever et d’aller rendre visite à des amis dans une ferme voisine. Il y passa la nuit et ne rentra au moulin que le lendemain matin, pour n’y trouver que des ruines encore fumantes et apprendre le destin malheureux de ses anciens camarades et de son bienfaiteur.

Il s’agit clairement du même épisode. Smith avance que, malgré de nombreuses incohérences, ce récit est quelque peu étayé par le témoignage d’un ancien habitant d’Iron qui avait déclaré avoir entendu parler, lorsqu’il était jeune, d’un soldat qui avait réussi à s’échapper. Cependant, lorsqu’on compare le récit de Carey à d’autres, il ne coïncide guère. Les soldats appartenaient à trois régiments différents et non un seul ; ils furent arrêtés par les Allemands dans l’après-midi et non à l’aube ; au moment de leur capture, ils se cachaient dans la maison de Chalandre et non au Moulin ; c’est la maison de Chalandre et non le moulin qui fut incendiée en premier ; les douze ne furent pas jugés et exécutés sur place ; enfin, le meunier (Monsieur Logez) ne fut jamais impliqué dans l’affaire.

D’autres aspects ne sont également guère satisfaisants. Selon les dires de survivants, son nom ne figure pas sur la liste qu’a ramenée Edith Stent d’Iron. La facilité avec laquelle Carey laisse entendre qu’il pouvait aller et venir de sa cachette sonne faux. Pour clarifier les zones d’ombre, M. Gruselle fut interrogé. Lorsqu’on lui demanda s’il avait entendu parler d’un autre fugitif dans le village, il répondit dans l’affirmative, d’après ses lointains souvenirs. On lui demanda ensuite si un douzième homme avait jamais été évoqué dans sa famille, et il répondit emphatiquement : « Non, c’était toujours les onze ».

S’il y avait eu un douzième home, la famille Logez l’aurait su. Elle aurait eu de bonnes raisons de le garder sous silence pendant la guerre, mais le secret aurait été éventé après l’Armistice, l’occasion d’en parler et de célébrer le fait qu’il soit encore en vie. Son évasion réussie aurait apporté un peu de lumière dans un tableau sinon très sombre. Le fait qu’il ne fût jamais évoqué par la famille Logez est une preuve concluante qu’il n’y eut jamais de douzième homme. La version des événements que nous livre Carey est confuse. Peut-être même se cacha-t-il lui aussi à Iron, mais à aucun moment il ne fit partie du groupe.

L’histoire de Carey doit être prise comme un avertissement par tous ceux qui font des recherches sur le Front de l’Ouest : ce n’est pas parce qu’un récit personnel est intense, passionnant et raconté avec conviction qu’il est vrai. Il existe un genre à part entière très convaincant de documents sur le Front de l’Ouest basé sur rien d’autre, ou presque, que les témoignages personnels de survivants, du même ordre que celui livré par Carey à Beaumont.  Le récit de Carey est un rappel que la véracité de telles histories ne réside pas dans l’intérêt qu’elles suscitent ou dans les péripéties, l’émotion ou le danger qu’elles contiennent, mais dans leur capacité à être prouvées ou non.

Pourquoi les soldats restèrent-ils à Iron ?

On demanda à M. Gruselle s’il avait une idée de la raison qui avait poussé les soldats à rester à Iron. Il répondit que, lorsqu’il était jeune, il avait connu des villageois plus âgés qui avaient rencontré les soldats et évoqué avec eux leur dessein. D’après ces sources, les soldats avaient décidé de rester où ils se trouvaient et d’attendre le retour des armées alliées. Avec le recul, on pourrait penser qu’ils avaient fait là un bien mauvais choix, mais pendant l’hiver 1914-15, il pouvait être fondé. Iron était plus ou moins à mi-chemin entre Ypres et la Marne. Les soldats entendaient peut-être les coups de fusil des armées lorsqu’elles combattraient aux portes de Paris, puis à nouveau lorsqu’elles reprirent le chemin vers la Mer du Nord. Tant qu’il y avait des coups de feu, il y avait de l’espoir. Les batailles de 1915 comme celles de Neuve Chapelle, Aubers Ridge et Loos, qui démontreraient la rigidité du front, n’eurent lieu que quelques mois après. En outre, de l’avis général, cette guerre serait terminée d’ici la Noël. Pour de nombreuses raisons extérieures, ne pas bouger semblait sensé.

D’autre part, à l’intérieur, il apparaît que les soldats n’étaient guère motivés par l’idée de partir. Ils avaient tous fait l’expérience des rudesses de la vie en plein air, dans les forêts et les champs. Il est aujourd’hui impossible de comprendre comment le groupe fonctionnait socialement, mais il semble qu’aucun des onze n’ait joui de l’autorité ni présenté le charisme nécessaire pour imposer d’autres options au groupe.

Certaines évasions furent couronnées de succès, mais principalement lors des premiers mois de la guerre. Les onze Anglais évoque la fuite de 35 Anglais du nord de la France jusqu’aux Pays-Bas, organisée par une « une femme admirable, Mademoiselle Louise Thuliez ».   Lyn Macdonald raconte deux évasions en nombre du même type, apparemment juste après la  bataille. Une fois que les limites du Front furent fixées, les Allemands renforcèrent leurs  positions dans la zone arrière et il devint de plus en plus difficile de s’échapper entre 1915 et 1916. En 1915, des réseaux de fuite furent mis à jour à Lille et à Bruxelles par les renseignements allemands, et leurs organisateurs exécutés, parmi lesquels Philippe Baucq, Edith Cavell et Eugène Jaquet. Début 1917, l’armée allemande se retira de la ligne Hindenburg, à quelques kilomètres d’Iron. A cette occasion, la ligne de front recula pour se retrouver au niveau de la zone arrière et les contrôles allemands furent renforcés considérablement, ce qui rendit toute évasion impossible. McIntyre évoque deux tentatives d’évasion qui eurent lieu plus ou moins à cette époque et qui impliquèrent trois soldats britanniques présents à Villeret. Les deux essais échouèrent. En vérité, les chances de parvenir à s’échapper pour les onze s’amenuisèrent à mesure que 1914 s’acheva et que le temps passa. Dès lors, ils n’avaient qu’une alternative : se cacher ou se rendre.

CONCLUSIONS

En premier lieu, il convient de souligner combien les entreprises comme celles décrites dans le présent article étaient précaires. Dans l’ensemble, les communautés comme celles d’Iron résistèrent face aux menaces des Allemands : elles érigèrent un mur de silence derrière lequel les soldats alliés pouvaient se cacher. Cependant, la leçon que l’on peut tirer des événements d’Iron est que « dans l’ensemble » n’est pas suffisant. Une seule personne suffit pour dénoncer les soldats aux Allemands. Le motif n’était généralement pas l’argent. L’envie, la jalousie ou l’instabilité mentale semblent avoir joué un rôle bien plus important. Par nature, ces raisons sont à la fois imprévisibles et versatiles, et elles rendirent les tentatives de dissimulation de soldats alliés otages de la chance, aussi capricieuse et diabolique qu’elle soit.

Des épisodes de ce genre requièrent une redéfinition du « Front de l’Ouest ». Il n’était pas fixé par la ligne de front. Ce qui se déroulait de part et d’autre de cette ligne revêtait une grande importance. S’il fut toujours reconnu que cette zone était cruciale sur le plan de la logistique, de l’organisation et de la communication pour soutenir les troupes qui se battaient dans les tranchées, cette histoire souligne combien ce qui se déroulait derrière les lignes ennemies avait de l’importance. Les acteurs étaient autres et l’armée occupante avait certainement des préoccupations bien différentes. Mais il demeure que cet aspect du Front de l’Ouest n’est guère pris en considération. Par exemple, il n’existe aucun mémorial pour ceux qui refusèrent de se rendre. Ni aucun mémorial dédié aux civils qui les aidèrent. Comme le démontre ce récit, ils payèrent leur courage de leur vie. Lorsque le Front de l’Ouest est étendu à une zone plus grande, de nouveaux acteurs émergent. Les femmes assument un nouveau rôle. Les enfants, trop jeunes pour se battre dans les tranchées, participent à l’action. Voici une découverte positive. Le présent article fut rédigé dans les mois qui suivirent la mort des derniers poilus qui servirent sur le Front. Ceux qui, parmi nous, les connurent ne sont pour la plupart plus de première jeunesse. La mémoire du Front de l’Ouest est à un moment critique. Elle a beaucoup plus de chances d’être perpétuée si elle intègre des acteurs plus divers et une zone géographique plus vaste. Ce sera chose faite si elle embrasse des histoires comme celle-ci.

REMERCIEMENTS

L’auteur tient à remercier les personnes suivantes pour leur aide précieuse : Paul Crowther, Karine Sbihi et Marie Trincaretto pour les traductions ; Paul-Anthony Byrne pour avoir partagé ses ressources et son intérêt ; André Gruselle, le maire d’Iron ; la famille Willeman, d’Iron ; le personnel du cimetière St. Ménard, à Guise ; le personnel du TNA, à Kew ; Rosalind Guillemin au Château de Guise ; David et Janet Arrowsmith et la famille de Fred Innocent ; Bill Morris et la famille de John Nash ; et mon épouse, Fiona, intraitable relectrice et source inépuisable de comparaisons et métaphores cinglantes pour décrire le rôle que certains hommes donnaient aux femmes pendant la guerre. Enfin, à Derek Smith et à la Royal Munster Fusiliers Association, qui ont perpétué cette histoire incroyable. Bien sûr, seul l’auteur peut être tenu responsable de toute erreur relative aux faits ou à l’interprétation.